Cela n’aura pas échappé à certains d’entre vous : le système mis en place par Pierre Cromagnon et ses amis, les héros de la Vraie Fausse Histoire des Nombres, est dépourvu de « base ». En effet les ordres de grandeur qu’ils définissent ne sont pas tous multiples du premier. Les mains sont des paquets de 5 (de 5 unités), alors que les ordres de grandeur suivants sont des paquets de 4 (un gros représente 4 mains et un mammouth 4 gros).
Vu de notre époque « avancée » (en tous cas sur le plan mathématique), ceci peut sembler un inconvénient majeur, car nous sommes habitués à notre système dans lequel on utilise systématiquement des paquets de 10. Ce nombre 10 est ce qu’on appelle la base de notre système de numération, et il suffit pour définir entièrement et sans ambigüité toute notre écriture des nombres.
Au cours de l’Histoire, on trouve une grande diversité de systèmes de numération, à la fois dans leur nature et dans les ordres de grandeur utilisés. Cependant, toutes les grandes civilisations, et mêmes les plus petites qui ont perduré dans l’Histoire, ont finalement adopté un système de numération possédant une « base ». Les Égyptiens du IIe millénaire avant J.-C. utilisent un système tout à fait comparable à celui de Pierre, mais en base 10. A la même époque, les peuples de la Mésopotamie utilisent quant à eux la base 60. Les Chinois et les Indiens, un peu plus tard, choisissent la base 10, comme les Incas en Amérique du Sud. Toujours sur le continent américain, les Mayas adoptent la base 20, bien qu’avec parfois une petite irrégularité.
Au delà de ces différences dans les ordres de grandeur choisis, ce qui frappe c’est que tous ces peuples ont finalement eu l’idée d’utiliser une base.
Pourtant, malgré l’absence de base, le système de Pierre est très bien adapté à l’usage que notre héros veut en faire : il permet de représenter assez facilement et absolument sans ambigüité des nombres assez grands, en tous cas suffisamment grands pour son usage.
Alors, pourquoi l’utilisation d’une base est-elle unanime ? En quoi est-ce un progrès ? Quelles sont les limites d’un système dépourvu de base ?
À y bien réfléchir, on peut y voir deux avantages.
En premier lieu, l’idée d’une base permet de s’affranchir de l’expérience pratique, et de parler de nombres avant même de les rencontrer effectivement. Ce n’est pas le cas du système de Pierre. Imaginons qu’un jour, la récolte de bananes soit fabuleuse : elle contiendra par exemple des mammouths de mammouths de mammouths de bananes, tant de mammouths qu’il sera impossible de la représenter efficacement et précisément.
Même les mots viendront à lui manquer pour nommer le nombre exact de bananes. Pour résoudre ce problème, Pierre devra choisir de nouveaux ordres de grandeur et attribuer à chacun un nom et un symbole.
Avoir une base, c’est choisir d’emblée tous les ordres de grandeur au moyen d’un procédé récurrent : l’ordre de grandeur successif est défini a priori en multipliant toujours par un même nombre. Dans notre système décimal (base 10), partant de l’unité (1), on définit les dizaines (10 unités), puis les centaines (10 dizaines), puis les milliers (10 centaines), etc. Bien sur, il reste à inventer des noms et des signes (en réalité, la notion de « puissances de 10 » résous cet aspect), mais le choix des ordres de grandeur est fait à l’avance.
Il semble assez évident que tous les peuples qui sont confrontés à de très grands nombres, les grands empires ou les peuples férus d’astronomie par exemple, aient compris cet avantage. Cependant, il nous semble impossible qu’ils l’aient compris d’emblée, et nous pensons que c’est plutôt l’aboutissement d’une longue réflexion sur le système de numération en vigueur.
Au passage, on pourra remarquer que ceci ouvre tout naturellement la voie à la perception de « l’infini » des nombres…
Un autre avantage est calculatoire, il concerne la multiplication. Chacun reconnaitra que cette dernière est une des opérations les plus compliquées à réaliser, bien plus en tous cas que l’addition ou la soustraction. Or, dans un système de numération qui possède une base, toutes les multiplications par une puissance de la base seront extrêmement simples à réaliser. Dans notre système décimal, par exemple, rien n’est plus facile que de multiplier par 10, par 100, 1000 ou par toute autre « puissance de 10 » : il suffit comme on sait, « d’ajouter autant de 0 ».
Ce constat est extrêmement pratique et est à la source de notre technique actuelle de multiplication « posée ». En revanche, nous verrons par la suite, à l’épisode 12, que, dans le système de Pierre Cromagnon, aucune multiplication n’est particulièrement simple… et ceci est dû au fait que, justement, il est dépourvu de base.
Au jour de la publication de cet article, Pierre en est à l’épisode 6, et il n’a encore été confronté ni à de très grands nombres, ni à la multiplication. Pour lui, rien ne justifie encore l’utilisation d’une base.
Espérons que le jour où cela arrivera, il aura lui aussi cette idée bien pratique !
Super article. C’est vraiment intéressant et bien écrit!
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