Quels mots pour les nombres ?

Il y a 30 000 ans,  nos ancêtres avaient déjà l’usage des nombres, les bâtons de comptage sont là pour nous le rappeler. Pourtant, l’écriture à proprement parler, avec des signes plus sophistiqués que des encoches, est bien plus récente. Les premières traces d’une telle écriture remontent à environ 3000 ans avant notre ère, et proviennent de la vallée de Mésopotamie. C’est dire que pendant tout ce temps – des dizaines de milliers d’années – les humains ont probablement compté sans véritablement écrire, se contentant d’aligner des encoches.

Mais écrire est une chose, parler en est une autre, et si on peut imaginer que nos ancêtres se sont assez bien débrouillés avec de simples traits, comment ont-ils pu « parler » des nombres ? On peut commencer par donner des noms à quelques nombres, mais bien sûr, il est impensable de donner un nom à chaque nombre. Au bout de quelques encoches, d’une part on ne s’y retrouve plus visuellement, mais on s’y perd aussi verbalement.

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Tablette d’argile découverte en Mésopotamie (Uruk) il y a environ 5000 ans. Les petits cônes indiquent une unité, les ronds une dizaine, et les grands cônes une soixantaine.

D’ailleurs, dans de nombreuses populations anciennes, au delà de 10 (les doigts de nos deux mains) – et parfois même de deux – il n’y a pas de mots et on dit tout simplement « beaucoup », car on ne sait plus vraiment faire la différence. Dans certaines tribus reculées existant encore aujourd’hui, comme les Pirahas ou d’autres peuples du Brésil, ne comptent que jusqu’à deux.  Les Indiens Munduruku, du Brésil eux-aussi, n’emploient des mots que pour désigner les nombres jusqu’à 5.

Autrement dit, le simple fait d’attribuer un nom aux nombres résulte en un vocabulaire numérique limité, qui ne peut être efficace que dans la mesure où l’on pas vraiment besoin d’une grande précision, ni de compter des quantités importantes.

Mais pendant ces 30 000 ans qui séparent les premiers bâtons de comptage des premiers « documents » écrits, l’univers de nos ancêtres, au moins dans certains endroits du globe, s’est nettement complexifié : les tribus s’agrandissent et s’organisent, les échanges sont de plus en plus nombreux et les humains commencent à s’interroger sur le monde qui les entoure. Si bien que, au moins chez certains peuples, il devient nécessaire de pouvoir parler des nombres de manière plus précise qu’en employant quelques mots.

L’idée de regrouper des unités en paquets d’une certaine taille (voir Des regroupements par paquets) n’est pas seulement un stratagème utile pour écrire les nombres, son utilité va bien au delà : elle permet de « structurer » le vocabulaire et de compter « plus loin » et plus facilement. Dans la Vraie Fausse Histoire des Nombres, l’avancée de Pierre Cromagnon n’est pas seulement d’avoir inventer des signes pour écrire, mais c’est aussi (surtout) d’avoir permis « d’organiser » le vocabulaire numérique et, par suite, de l’amplifier : grâce à son système, les deux mots « main » et « bananes » permettent de désigner facilement, sans ambigüité et sans effort de mémoire,  des quantités relativement importantes.

De la même manière, dans toutes les langues, les noms donnés aux nombres sont articulés en paquets : par exemple trois cent (centaines) vingt sept en français, three hundreds twenty seven en anglais. Compter est ainsi une affaire de mots, et grâce à ce système, nous pouvons parler des nombres, sans même savoir écrire ! Sans « paquets », sans ordres de grandeur de référence, nous ne pourrions donc ni écrire les nombres, ni même les nommer !

On peut remarquer que, dans de nombreuses langues, on continue à utiliser des mots qui proviennent d’usages anciens, mots dont on pourrait se passer ou qui s’écartent de la logique de paquets utilisée. En français par exemple, on pourrait très bien dire « dix-trois » au lieu de « treize », comme on dit « dix-sept ». Et bien sûr, pou suivre les Belges ou les Suisses, on pourrait dire « octante », au lieu de notre « quatre-vingt », qui, semble-t-il, nous reste d’une époque où l’on faisait des paquets de vingt car on comptait sur les doigts des mains… et des pieds !

Au cours de l’Histoire, certains peuples ont d’ailleurs développés des systèmes de numération oraux extrêmement efficaces, sans recourir à l’écriture. C’est le cas par exemple des peuples de l’Inde ancienne, dont on connait les extraordinaires avancées en matière de nombres. Aux temps védiques, au moins 1500 ans avant J.-C, le sanskrit, langue parlée en Inde, est redoutablement évoluée et permet de nommer de très grands nombres, alors que les premières traces de signes spécifiques pour les nombres n’apparaissent que bien plus tardivement.

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